Quand à la fin de l’année 2014, Anaïs Fay, alors étudiante en orthophonie nous propose de participer au projet sur lequel reposera son mémoire de fin d’études, l’enthousiasme est de mise chez Kiupe, sans pour autant savoir dans quelle mesure nos compétences pourront lui être utiles. Elle nous détaille alors sa démarche : l’idée est d’élaborer un outil qui permette à des enfants souffrant de carences affectives, de s’investir dans l’apprentissage du langage écrit. Pour ce faire, elle imagine un atelier en 5 séances individuelles.
Il s’agit de présenter à l’enfant un panel d’illustrations, et de l’inviter à choisir celle qui lui plaît ou l’inspire le plus. Il est ensuite libre de concevoir son histoire, en la ponctuant de quelques dessins. Anaïs retranscrit dès lors au mot près le récit dans un livre imprimé, relié et remis à l’enfant lors de la dernière séance, qui fera également l’objet d’une lecture finale de l’oeuvre.
Nous voilà lancés dans un projet passionnant, exigeant et au final très enrichissant. Retour en quelques questions à son auteur.
Peux-tu nous parler du lien qui existe entre les carences affectives et le goût d’apprendre chez l’enfant ?
Anaïs : Pour développer l’envie de lire, il faut des pré-requis c’est-à-dire des facultés nécessaires comme développer du plaisir autour de jeux, d’histoires entendues ou racontées. En parallèle, les interactions et la communication sont des facteurs d’investissement dans une activité.
J’ai souhaité observer l’importance de ces facultés autour de la lecture. Cet apprentissage se développe à partir de l’entrée au C.P. et ce n’est pas au hasard ! A cette période, l’enfant entre dans ce qu’on appelle la période de latence. Ce stade psychologique se situe entre deux événements importants de la vie, le complexe d’Œdipe et l’adolescence. Il s’agit en réalité d’une période d’accalmie durant laquelle les organisations autour de la sexualité sont écartées et où le jeune est pleinement disponible pour les apprentissages.
Malheureusement, le contexte environnemental et social de certains enfants ne rend pas cette période facile. Le milieu familial se montre parfois très inadéquat. Les carences affectives peuvent être d’ordre morales (négligences, comportements abandonniques ou ambivalents, traumatismes, etc.) ou bien physiques (maltraitance, abus, etc.). En raison de ces bouleversements, l’enfant n’est pas disponible psychologiquement et peut être en réelle souffrance. La lecture étant fortement liée aux affects et aux expériences des jeunes enfants, son apprentissage peut être perturbé.
The park
Comment l’idée de ce dispositif a-t-elle pris forme ?
En raison de la population choisie, le dispositif se voulait très pratique avec le souhait de partir des expériences amenées par les enfants. En pensant ce projet, j’avais l’hypothèse qu’en tenant compte du vécu de l’enfant et de ce qu’il avait à raconter, il confierait une partie de lui-même qui pourrait le réconcilier avec la lecture.
L’objectif de l’étude était d’imaginer un outil qui puisse susciter l’intérêt pour la lecture en partant de la composante affective de chaque enfant, individuellement. J’avais pour conviction qu’en partant de l’enfant et de ce qu’il souhaite investir et proposer, il pourrait développer l’envie de lire une création faite par ses soins ou pour une tierce personne. Cette appétence pour la lecture étant très particulière, c’est-à-dire propre à chacun, les notions de partage, d’écoute, de plaisir et de communication étaient les valeurs essentielles que je portais à ce projet.
« Les images étant le support fondateur de l’expérimentation, il fallait se montrer assez exigeants sans trop de rigidité. »
Nous avons collaboré à la conception de 4 illustrations, point de départ de l’outil, avec la nécessité de répondre à des besoins précis. En échangeant beaucoup autour des contraintes et des objectifs..
Les images étant le support fondateur de l’expérimentation, il fallait se montrer assez exigeants sans trop de rigidité. Le matériel devait être suffisamment libre pour que les images suscitent l’imagination, point de rencontre entre les expériences personnelles vécues et l’appareil psychique. Pour favoriser l’identification et l’intérêt de l’enfant, il a fallu être attentif au choix du graphisme correspondant à la tranche d’âge choisie (8-11 ans).
Le matériel jouant un rôle essentiel, les images ont été imprimées sur un format A3, sachant que l’impression de grandeur et les couleurs permettent aux enfants de mieux investir le support.
Divers univers ont été choisis en concertation : l’insolite, l’aventure en montagne, la forêt sombre en automne et un parc en centre-ville en été. Pour constituer ces quatre images, il était primordial d’apporter des éléments suscitant la curiosité et l’émerveillement des enfants.
Il s’en est suivi un véritable jeu autour des couleurs et des lumières, la création de figures affectives avec des animaux… Des objets cachés ou partiellement dessinés permettaient d’éveiller la curiosité. La création des images s’inscrivait dans un objectif d’identification qui puisse être multiple et adapté à l’âge des enfants.
C’était un travail d’équipe coûteux en imagination et en investissement pour que la réalisation corresponde à nos pensées respectives.
Tu as eu l’opportunité de mettre en application ce dispositif auprès de 2 enfants souffrant de carences affectives, et en étudier ainsi les effets. Comment ont-ils accueilli ces ateliers ?
Les deux enfants étaient ravis et très fiers de leur production ! Il était nécessaire de rappeler régulièrement le projet en déterminant les objectifs et la finalité des séances. Lors de notre dernier échange, les enfants ont pu exprimer leur fierté autour de la création du livre. Ils ont souhaité le lire à mes côtés en prenant le temps de redécouvrir les illustrations qu’ils avaient réalisées. La jeune fille, au départ timide et plutôt inhibée, a pu aisément confier le plaisir qu’elle a eu à partager cette expérience ainsi que son souhait de créer une nouvelle histoire.
La communication et le partage autour d’une création graphique et narrative, sans porter de jugement, a été très bénéfique pour la réconciliation avec la lecture et l’orthographe.
J’ai d’ailleurs appris quelques semaines plus tard que le jeune garçon avait raconté son histoire auprès de ses camarades de groupe de l’institution, la fillette quant à elle a souhaité lire son histoire devant toute sa classe.
Mission accomplie !
« l’expérience portait sur ce que les enfants pouvaient offrir d’eux-mêmes à travers un support écrit »
Est-ce que cette expérimentation a apporté des résultats, ou produit des effets inattendus ?
Au-delà de l’objectif de création et de partage autour de l’histoire, l’expérience portait sur ce que les enfants pouvaient offrir d’eux-mêmes à travers un support écrit. Le contexte environnemental de chacun étant particulièrement compliqué, les dessins ont fait l’objet d’une étude fine en lien avec le récit. Il a été possible d’explorer et de rendre compte d’éléments importants grâce à l’analyse des traits, du choix des couleurs, de l’adéquation avec le texte, etc.
La dynamique du récit et la fin de l’histoire étaient également des éléments particulièrement intéressants à observer. Il était possible d’identifier des notions telles que le rêve, l’idéal familial, de la violence, ou encore l’identification au personnage principal. Les deux productions étaient considérablement différentes et ont constitué une source infinie de réflexion.
Merci !
Note : Anaïs a obtenu la note de 17/20, avec la grande distinction du jury pour son travail. Elle exerce aujourd’hui en libéral à Valence.