Créer un studio de développement de jeux vidéo éducatifs, c’est mettre un pied dans deux secteurs finalement assez méconnus du grand public.
Le secteur du jeu vidéo tout d’abord, qui bataille pour faire valoir ce medium comme oeuvre culturelle, à envisager également au-delà des traditionnels blockbusters du secteur, créatif, indépendant, exportateur, créateur d’emplois et de richesses.
Le secteur de l’edtech, ensuite, qui rassemble une quantité impressionnante de startups, très souvent franciliennes, davantage orienté “tech” que création de contenu, avec déjà quelques beaux succès mais exagérant souvent aussi ses avancées techniques, notamment dans l’IA.
Nous avons depuis 5 ans maintenant un pied dans chacun de ces secteurs, car chez Kiupe nous concevons et produisons des jeux vidéo éducatifs, pour les élèves et enseignant.e.s de l’école primaire, portant principalement sur l’apprentissage des mathématiques. On pourrait dire que nous cumulons donc les difficultés, mais aussi les richesses de ces deux secteurs, car la conception et la production d’un jeu vidéo éducatif est un exercice difficile, coûteux et particulier.
Constituer une équipe pluridisciplinaire
Au-delà de l’équipe de production habituelle, qui constitue le coeur de Kiupe (game designer, développeur, graphiste, producer…) et offre des compétences techniques et créatives, il est indispensable de réunir autour du projet les profils manquants au sein du studio.
Alors que nous avions commencé en 2012 à travailler de façon empirique sur un premier jeu de révision des tables de multiplication, constituer un conseil scientifique pour chacun des projets est désormais un impératif.
Les premiers membres de ce conseil sont évidemment… les enseignant.e.s ! On repère vite, notamment sur les réseaux sociaux, les enseignant.e.s qui utilisent le numérique en classe et qui s’approprient du contenu, voire qui créent eux-mêmes leurs propres ressources. Intégrer les enseignant.e.s dès la conception du projet, lors de sessions de design participatif, se révèle être une source d’inspiration indispensable, permettant de recadrer le projet en fonction de leurs besoins. Il y a bien sûr un travail d’acculturation réciproque à faire, l’Education Nationale et le jeu vidéo ayant chacun leur jargon…
Nous travaillons également, depuis la création de Math Mathews Fractions, avec Marie-Line Gardes, maître de conférences en didactique des mathématiques. Marie-Line travaille en lien direct avec notre game designer, ce qui nous oblige à revoir notre rôle : la conception n’est plus seulement le fait de Kiupe, mais devient un vrai travail collaboratif entre une experte en didactique des mathématiques et un expert du game design.
Enfin, l’idéal est de pouvoir, comme nous l’avons fait pour Math Mathews Fractions, travailler en lien avec le monde de la recherche. L’Institut de Sciences Cognitives, sous l’impulsion de Marie-Line Gardes et Jérôme Prado, mène un projet de recherche pour évaluer les effets de Math Mathews Fractions sur les apprentissages des enfants, dyscalculiques et non dyscalculiques.
Pour finir, si nous créons des jeux vidéo qui aident les enseignant.e.s, nous créons aussi des jeux vidéo qui doivent plaire aux enfants ! Nous n’intégrons pas les enfants dans notre conseil scientifique, mais nous travaillons avec eux, lors de sessions de design participatif, notamment sur le gameplay et l’UX.
Jeu vidéo et éducation, vous êtes sûr.e.s ?
Une autre difficulté que nous rencontrons est la méconnaissance, dans l’éducation, du jeu vidéo en tant que medium.
Dans ce cas-là, pourquoi ne pas essayer d’utiliser, comme on le voit souvent, un autre terme, tel que “jeu numérique” ou “gamification”, qui permet d’éviter la connotation négative souvent liée au jeu vidéo ?
Cela nous aurait certainement fait gagner du temps, car au final, peu de professionnels de l’éducation connaissent la différence entre le jeu vidéo et la gamification.
Mais le jeu vidéo et la gamification sont deux concepts différents.
La gamification est définie par l’utilisation de mécaniques de jeu dans un domaine non-ludique : je peux ainsi “gamifier” ou « ludifier » un contenu un peu rébarbatif en intégrant un système de score, en faisant gagner des badges, etc.
Les procédés de gamification relèvent de la motivation extrinsèque : c’est l’équivalent de la méthode de la “carotte et du bâton”. Le joueur n’est alors pas motivé par l’apprentissage en lui-même, mais par la récompense qui suit l’apprentissage : “Je veux davantage d’étoiles, donc je vais correctement répondre au quiz”. Cela peut être intéressant dans certains cas particuliers (et c’est moins coûteux, soyons honnêtes), mais tout de même peu comparable à un jeu vidéo.
En revanche, dans un jeu vidéo éducatif (déjà “gamifié”, car ludique par définition), les game designers cherchent à provoquer une motivation intrinsèque, en s’appuyant sur les moteurs d’engagement propres au jeu, tels que le défi, la curiosité, l’imaginaire, la collaboration, l’exploration… Loin de seulement imaginer un système de récompenses pour motiver le joueur à apprendre, le game designer essaie de rendre l’apprentissage endogène, plutôt qu’exogène.
Le programme et les objectifs pédagogiques sont intégrés dans la structure même du jeu : on utilise alors le jeu pour apprendre, et non pas comme un moyen de divertir l’élève entre deux leçons !
Mais ça « marche », vos jeux vidéo sur les maths ?
Proposer des jeux vidéo éducatifs qui seraient utilisés en salle de classe, c’est aussi se heurter à de nombreux préjugés ou clichés, liés au jeu vidéo et à “l’addiction aux écrans”.
Mais une autre question, relative aux effets de nos jeux sur l’apprentissage, revient souvent.
« C’est chouette, ce que vous faites, mais est-ce que ça marche ? »
« Est-ce qu’on apprend (mieux) avec un jeu vidéo ? »
ಠ_ಠ
C’est une bonne question, un peu biaisée tout de même, car nous devons justifier d’un impact sur l’apprentissage, là où de nombreux créateurs de contenus ne rencontrent pas, à mon sens, la même exigence.
Si de nombreuses études ont déjà prouvé l’impact positif du jeu vidéo, pas forcément éducatif, sur de nombreux aspects de notre comportement (revoir par exemple l’intervention de Daphné Bavelier, ou lire “What video games have to teach us about learning and literacy” de James Paul Gee), nous travaillons de notre côté sur un terrain d’expérimentation.
Nous n’avons pour l’instant pas de preuve scientifique que les jeux vidéo que nous créons facilitent ou améliorent l’apprentissage des mathématiques chez les enfants. L’une de ces études est d’ailleurs en cours à l’Institut de Sciences Cognitives et Marie-Line Gardes en parlait dans son article sur le projet DysCog.
Notre volonté est donc d’avancer en consolidant nos partenariats stratégiques avec la création de comités scientifiques, et en menant des expérimentations en classe (comme nous le ferons à la rentrée avec l’académie de Poitiers) afin d’améliorer nos jeux suite aux retours faits par les enseignants et les chercheurs.
L’argent… et le temps !
Ce type de projets est difficile à financer, et fait intervenir plusieurs expertises (studio, chercheurs, enseignants) dont les échelles de temps, et surtout la disponibilité, varient. Les projets peuvent vite “s’étaler” sur plusieurs années, surtout en intégrant l’aspect recherche, qui suppose des financements différents de ceux de la production.
Ainsi, nous avons par exemple développé 5 prototypes différents pour Math Mathews Fractions ¯\_(ツ)_/¯!
Le projet a été mené en pointillés par l’équipe dès l’été 2015, et principalement financé sur les fonds propres du studio, même si une subvention Edu Up du Ministère de l’Education Nationale nous a permis de compléter notre investissement.
La collaboration avec Marie-Line a commencé à l’été 2016 (nous avons alors détruit une partie du travail commencé pour être en phase avec ses recommandations) et le jeu a été édité à l’automne 2017. Evidemment, c’est seulement après cette période que le projet de recherche et les expérimentations en classe peuvent commencer…
Ces projets sont donc ambitieux, mêlent de nombreux acteurs, et se mènent forcément sur le long terme. Depuis 2012, le paysage edtech a bien évolué… Mais si l’on observe, à l’international, un véritable intérêt pour le “game-based learning”, avec des projets ambitieux, force est de reconnaître que les choses bougent tout de même bien moins vite en France.
On observe tout de même depuis quelques mois une véritable appétence de l’ensemble de l’écosystème pour le jeu en général, et c’est une excellente nouvelle !